Istanbul flashback

J’ai une femme formidable. Alors que les vacances d’été tiraient vers leur fin et que, à l’instar des autres parents d’enfants en bas âge, notre santé mentale déclinait dans l’attente de la rentrée des classes et de la réouverture des crèches, j’ai quitté Toulouse et me suis éclipsé pour une semaine à Istanbul. Oui voilà, en solo.

Après minuit, ambiance bohème cosy au snack-bar de l’aéroport Berlin Schönefeld où, vol bon marché oblige, j’ai dû faire une escale de… 14 heures.

En même temps, Istanbul, c’est un peu chez moi maintenant. J’y ai passé la majeure partie de ma vie post-estudiantine. Un temps hybride, à la marge, quelque part entre la « vraie vie » et un Erasmus qui aurait duré une dizaine années. La post-adolescence fut pour moi très longue.

Une amitié à honorer, une épouse compréhensive et un vol pas cher via Berlin… J’allais pouvoir assister à la première grosse date des Young Shaven, le groupe post-punk de mon ami Archie McKay, qui allait assurer la première partie du groupe de garage rock californien Oh Sees! au Zorlu PSM, dont internet nous apprend qu’il s’agit du plus grand lieu de diffusion pluridisciplinaire du spectacle vivant en Europe.

Dix ans, c’est un petit bout de vie. Assez de temps pour se marier deux fois, changer six fois d’adresse et, malgré l’inévitable tri auquel se livrent les expatriés au long cours dans une mégapole de grand passage, se faire des tas d’amis turcs et étrangers.

Depuis le début de la récente dégradation politique en Turquie, notamment marquée par le soulèvement populaire de Gezi en 2013 et la tentative de coup d’Etat en 2016, des centaines de milliers de Turcs ont plié bagage. Dans mon entourage, de nombreux expatriés ont déjà levé l’ancre et les amis que j’ai rencontrés lors de mon séjour ont tous ont un plan B sous le coude pour quand la situation l’exigera.

Un policier en civil sillonnant la rue Istiklal, arme de poing et talkie-walkie à la ceinture. Istanbul, septembre 2018.

Ce début septembre, il devint vite clair, au fur et à mesure des retrouvailles, que le moral des troupes était au plus bas. « Plus personne ne lit les journaux, ça ne sert à rien » me confie cet universitaire qui m’apprend à mon grand désarroi que mon journal satirique favori – Penguen – a mis la clé sous la porte en 2017. Le samedi précédent mon arrivée, une manifestation hebdomadaire de mères de disparus qui se tenait devant le lycée Galatasaray depuis 1995 était violemment dispersée par la police. Le samedi suivant, la rue Istiklal était quadrillée, fermée à la circulation, et les équipes de la police antiterroriste mobilisées pour parer à toute dangereuse tentative de manifestation publique. Après la tentative de révolution et la tentative de coup d’Etat, le régime de Tayyip vous propose la tentative de manif. La police n’a pas toujours gagné à ce jeu-là, mais aujourd’hui l’épuisement gagne et l’opposition est exsangue.

Le coup au moral que m’infligea cette atmosphère de défaite et de résignation n’en fut pas moins compensé par la chaleur des retrouvailles, notamment celles avec Archie McKay.

Sur le devant de la scène, Archie McKay lors d’un concert de Raw Power à Pendor Corner en novembre 2012.

En 2007, j’ai commencé à fréquenter le microcosme nocturne des buveurs de bière hantant certains débits de boisson du centre-ville d’Istanbul. Au sein de cette faune cosmopolite, de nombreux musiciens se produisaient régulièrement sur diverses scènes offertes par les bars du quartier. Je me suis lié d’amitié en 2011 avec Archie McKay, charismatique chanteur et showman exceptionnel, alors membre fondateur de Raw Power, un groupe de reprises d’Iggy Pop. Le 24 mai 2014, au cocktail de réception de mon mariage, se tenait le premier concert de son nouveau groupe. D’inspiration post-punk, The Young Shaven, c’est le miracle renouvelé concert après concert d’une énergie scénique rare sur des compositions universelles qui respirent la rue et les arrières-salles d’Istanbul. C’est le genre de perle rare qu’on pourrait découvrir dans les circuits alternatifs — à tout hasard au Ravelin, sur la place toulousaine éponyme à côté de chez moi, où nous avons bu quelques coups lorsqu’Archie est venu me rendre visite — et apprendre un jour qu’ils ont sorti un tube planétaire. Archie a beaucoup à exprimer, sur scène comme dans la vie. Invariablement, nos conversations prennent la tournure d’une interview intimiste de rockstar dans le magazine Rolling Stone. Je le lui fais parfois remarquer en le charriant. Ça le fait marrer. Il a ce qu’il faut pour y arriver, et il fait ce qu’il faut pour que ça marche. On a tous un pote zicos qu’on aime bien aller voir jouer dans le bar du coin, mais quand tu te retrouve à réécouter ses morceaux en boucle et que son talent arrive à prendre le dessus sur ta tendance innée à dénigrer ton entourage, tu te dis qu’il y a vraiment quelque chose. Je lui ai dit à plusieurs reprises qu’il faudrait vraiment que nous enregistrions certaines de ces conversations. Nous nous sommes bien évidemment empressés de ne rien en faire.

« Tout pour Gezi mon amour ». Istanbul, 2013.

Moi aussi, des choses à dire sur Istanbul, j’en aurais  bien deux ou trois, mais je me disperse facilement. Il s’agit de voir clair et d’avoir des priorités. Ne pas griller toutes mes cartouches d’un seul coup. Ne pas se lancer dans l’épopée d’une révolution ratée. Ne pas raconter comment, lors du soulèvement de Gézi, une mitraille de balles en plastiques s’écrasant en claquements secs sur le mur derrière moi me fit prendre mes jambes à mon cou pour m’éloigner du brouillard lacrymogène et de son armée de robocops malfaisants. Ne pas t’avouer que je n’ai pas su poser un genoux à terre et viser dans l’objectif pour essayer de documenter l’action. Ne rien te dire sur la nullité de ma technique photographique à l’époque. Garder pour plus tard, pour un post un peu geek, le récit de mon histoire d’amour avec le système micro 4/3 et comment j’ai arpenté de long en large la rue Istiklal, appareil photo au poing, impénitent pêcheur d’expressions fugitives…

 

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